Reproches

 

Je le suivis dans les bois. Nick avait voulu nous accompagner, mais un seul regard de Clay avait suffi à le faire changer d’avis. Lorsqu’on atteignit une clairière, Clay s’arrêta, pivota et me regarda sans rien dire.

— On ne peut pas, dis-je en frissonnant dans l’air nocturne.

Il ne répondit pas. Combien de fois avions-nous rejoué cette scène ? Je n’en tirais donc jamais de leçons ? Je savais bien comment ça se terminait quand je prenais les cartes je n’avais pensé à rien d’autre de toute la partie.

Il m’embrassa. Je percevais la chaleur de son corps, si familière que je pouvais m’y noyer. Son odeur riche dériva dans mon cerveau, aussi grisante que celle de la fumée de peyotl. Je me sentis succomber à cette odeur, mais une partie de mon cerveau, toujours capable de réflexion, sonna l’alarme. Tu es déjà passée par là. Tu as déjà fait ça. Tu te rappelles comment ça se termine ?

Je reculai, davantage pour tester sa réaction que par résistance sérieuse. Il m’appuya contre un arbre tandis que ses mains glissaient vers mes hanches pour les agripper fort. Ses lèvres retrouvèrent les miennes et ses baisers s’intensifièrent. Je commençai à lutter pour de bon. Il me coinça entre l’arbre et son corps. Je lui donnai un coup de pied qui le força à reculer, secouant la tête. Je luttai pour reprendre mon souffle et regardai autour de moi. La clairière était vide. Clay avait disparu. Tandis que mon cerveau embrumé s’efforçait d’intégrer ces données, on tira mes bras derrière ma tête avant de me faire basculer sur les genoux.

— Mais qu’est-ce…

— Tiens-toi tranquille, dit Clay derrière moi. Je t’aide.

— Tu m’aides ? À faire quoi ?

Je tentai de baisser les bras, mais il les tenait fermement. Quelque chose de doux glissa autour de mes poignets. Un jeune arbre oscilla au-dessus de nos têtes. Puis Clay me lâcha. Je voulus agiter les bras mais ne parvins qu’à bouger de quelques centimètres avant que le tissu m’enserre fermement les poignets. Quand je fus bien attachée, il me contourna pour venir s’agenouiller devant moi, visiblement bien trop content de ce spectacle.

— Ce n’est pas drôle, dis-je. Détache-moi. Tout de suite.

Souriant toujours, il agrippa le haut de mon tee-shirt et le déchira en son milieu. Puis il dégrafa mon soutien-gorge. J’allais dire quelque chose mais m’arrêtai, inspirant brusquement. Il avait pris mon sein dans sa bouche et en agaçait le mamelon à l’aide de ses dents. Il donna un coup de langue qui le fit durcir et se dresser. Une vague de désir m’embrouilla le cerveau. Mon corps se cambra. Lorsqu’il gloussa de rire, la vibration diffusa un chatouillis dans mon corps.

— C’est mieux comme ça ? demanda-t-il. Comme tu ne peux pas résister, on ne peut pas s’attendre à ce que tu m’en empêches. Ça échappe à ton contrôle.

Sa main s’écarta de mon sein pour me caresser le ventre, descendant avec une lenteur frustrante. Une image de son corps nu m’apparut malgré moi. Mon désir s’embrasa. Il me contourna. Je sentis son érection glisser le long de ma cuisse. J’écartai un peu les jambes et le tissu rêche de son jean me frôla. Puis il recula.

— Tu éprouves encore les sensations de cette soirée ? chuchota-t-il en se penchant à mon oreille. La chasse. La poursuite. La course à travers la ville.

Je frissonnai.

— Où est-ce que tu les ressens ? demanda-t-il d’une voix soudain plus grave, les yeux brillant d’un bleu phosphorescent.

Ses mains atteignirent mon jean, qu’elles déboutonnèrent avant de le faire glisser sur mes hanches. Il effleura l’intérieur de ma cuisse où ses doigts s’attardèrent juste assez pour faire bondir mon cœur.

— Tu les ressens ici ?

Il fit glisser ses mains jusqu’au creux de mes genoux, suivant à la trace les frissons qui me parcouraient. Je fermai les yeux et laissai les images de cette nuit déferler dans mon esprit, les portes verrouillées, les rues silencieuses, l’odeur de la peur. Je me rappelai les mains de Clay dans ma fourrure, l’étincelle avide dans ses yeux lorsqu’il était entré dans l’appartement, l’extase de cette course à travers la ville. Je me rappelai le danger dans la ruelle, tandis que nous observions les deux garçons, aux aguets, l’oreille tendue, et le grondement de Clay lorsqu’il avait bondi sur eux. L’excitation était toujours là, palpitant dans mon corps tout entier.

— Tu les ressens ? insista-t-il en approchant le visage du mien.

Je voulus fermer les yeux.

— Non, murmura-t-il. Regarde-moi.

Ses doigts remontèrent lentement le long de ma cuisse. Il joua un moment avec le bord de ma culotte puis plongea les doigts en moi. Je lâchai un soupir. Ses doigts s’agitèrent en moi, trouvèrent le centre du plaisir. Je me mordis la lèvre pour m’empêcher de crier. Alors même que je sentais les vagues d’orgasme s’accumuler, mon cerveau eut un sursaut et je compris ce que j’étais en train de faire. Je luttai pour m’écarter de sa main, mais il tint bon, agitant toujours les doigts en moi. L’orgasme se remit à monter mais je le repoussai, n’ayant aucune envie d’accorder ce plaisir à Clay. Je fermai les yeux très fort pour lutter contre lui et tirai sur mes liens. L’arbre gémit mais les liens résistèrent. Soudain, sa main s’interrompit et se retira. Le ronronnement métallique d’une fermeture Éclair traversa l’air nocturne.

Mes yeux s’ouvrirent d’un coup pour le voir baisser son jean. Lorsque je lus la faim dans ses yeux et son corps, mes hanches se soulevèrent malgré moi à sa rencontre. Je secouai vivement la tête afin de m’éclaircir les idées. Je me tortillai pour lui échapper. Clay se pencha, approchant le visage du mien.

— Je ne vais pas t’y forcer, Elena. Tu aimes faire comme si j’en étais capable, mais tu sais bien que non. Il te suffit de me dire non. Dis-moi d’arrêter. Dis-moi de te détacher. Et je le ferai.

Sa main se glissa entre mes cuisses et les écarta avant que je puisse les serrer. Mon corps me trahit lorsque chaleur et humidité se précipitèrent à la rencontre de Clay. Je sentis son extrémité me frôler, mais il n’alla pas plus loin.

— Dis-moi d’arrêter, murmura-t-il. Il suffit d’un mot.

Je lui lançai un regard mauvais mais les mots refusèrent de franchir mes lèvres. On resta étendus un moment sans pouvoir dissocier nos regards. Puis il me saisit sous les bras et s’enfonça en moi. Mon corps se convulsa. Pendant une longue seconde, il ne bougea pas. Je le sentais en moi, ses hanches appuyées contre les miennes. Il se retira lentement et mon corps protesta, avançant involontairement vers lui pour tenter de le retenir. Je sentis ses bras se lever au-dessus de ma tête. Mes liens se tendirent une fois puis cédèrent entre ses mains. Il s’enfonça en moi et ma résistance céda. Je l’agrippai, entortillant les mains dans ses cheveux, enroulant mes jambes autour de lui. Il lâcha mes bras et m’embrassa, me dévorant de ces profonds baisers tandis qu’il s’activait en moi. Si longtemps. Ça faisait si longtemps et il m’avait tellement manqué.

Quand ce fut terminé, on s’effondra sur l’herbe, aussi essoufflés qu’après un marathon. On y resta allongés, toujours enlacés. Clay enfouit le visage dans mes cheveux, me dit qu’il m’aimait puis s’endormit. Je restai étendue là, noyée dans une brume d’hébétude. Puis je tournai enfin la tête pour le regarder. Mon amant démon. Onze ans plus tôt, je lui avais tout donné. Mais ça n’avait pas suffi.

— Tu m’as mordue, murmurai-je.

 

Clay m’avait mordue dans le bureau de Stonehaven. Je m’y trouvais seule avec Jeremy qui cherchait un moyen de se débarrasser de moi, même si je l’ignorais alors. Il posait des questions simples et anodines, du genre de celles qu’un père pose à la jeune femme que son fils compte épouser. Clay et moi étions fiancés. Il m’avait déjà présenté à ses meilleurs amis, Nicholas et Logan. À présent, il venait de m’amener à Stonehaven pour que je rencontre Jeremy.

Pendant que celui-ci m’interrogeait, j’avais cru entendre les pas de Clay, mais ils s’étaient interrompus. Soit je les avais imaginés, soit il s’était dirigé ailleurs. Jeremy se tenait près de la fenêtre, tourné de quart de profil dans ma direction. Il regardait dans la cour.

— D’ici à ce que vous vous mariiez, Clayton aura fini son année universitaire, disait Jeremy. Et s’il trouve du travail ailleurs ? Êtes-vous prête à abandonner vos études ?

Avant que je puisse formuler une réponse, la porte s’ouvrit. J’aimerais pouvoir ajouter « en grinçant » ou toute autre expression menaçante. Mais non. Elle s’ouvrit simplement. Je me tournai vers elle. Un chien se faufila dans la pièce, tête basse, comme s’il s’attendait à une réprimande pour s’être attardé si longtemps dans cette partie de la maison. Il était énorme, presque aussi gros qu’un danois, mais aussi robuste qu’un chien de berger bien musclé. L’or de sa fourrure scintillait. Lorsqu’il entra dans la pièce, il tourna vers moi des yeux d’un bleu très vif. Il les leva vers moi, bouche ouverte. Je lui souris. Malgré sa taille, je savais n’avoir rien à craindre. Je le ressentais clairement.

— La vache, m’exclamai-je. Il est magnifique. Il ou elle ?

Jeremy se tourna. Ses yeux s’écarquillèrent et je le vis blêmir. Il fit un pas en avant, puis s’arrêta et appela Clay.

— Clay l’a laissé sortir ? demandai-je. Pas de problème. Ça ne me dérange pas.

J’agitai les doigts pour faire signe au chien d’approcher.

— Ne bougez pas, dit Jeremy d’une voix basse. Retirez votre main.

— Ne vous en faites pas. Je le laisse me renifler. C’est ce qu’on est censés faire avec un chien qui ne nous connaît pas avant de le caresser. J’ai eu des chiens, quand j’étais petite. Enfin, ils appartenaient à mes familles adoptives. Vous voyez sa position ? Oreilles en avant, bouche ouverte, en train de remuer la queue ? Ça veut dire qu’il est calme et curieux.

— Retirez votre main tout de suite.

Je lançai un coup d’œil à Jeremy. Il était tendu, comme s’il se préparait à bondir sur le chien s’il m’attaquait. Il appela de nouveau Clay.

— Pas de problème, je vous assure, répétai-je, un peu agacée à présent. S’il est nerveux, vous allez seulement l’effrayer en criant. Faites-moi confiance. Une fois, j’ai été mordue par un chien, un petit chihuahua qui aboyait tout le temps. Il m’a fait très mal, j’ai encore la cicatrice. Celui-ci est une grosse brute, mais il a l’air gentil. C’est souvent le cas, avec les gros chiens. C’est des petits roquets dont il faut se méfier.

Le chien s’était approché, un œil craintif tourné vers Jeremy, scrutant son langage corporel comme s’il s’attendait à être frappé. La colère monta en moi. Ce chien était-il battu ? Jeremy n’avait pas le profil, mais je venais à peine de le rencontrer. Je me détournai de lui pour tendre la main plus près de l’animal.

— Hé, mon grand, murmurai-je. T’es un joli bestiau, tu sais ça ?

Le chien s’avança avec lenteur et prudence, comme si chacun d’entre nous craignait d’effrayer l’autre. Son museau se dirigea vers ma main. Lorsqu’il leva la truffe pour me renifler les doigts, il se dressa soudain pour les agripper et les mordiller. Je poussai un cri, davantage de surprise que de douleur. Le chien se mit à me lécher la main. Jeremy traversa la pièce d’un bond. L’animal fila aussitôt par la porte ouverte. Jeremy se lança à sa suite.

— Non, lui dis-je en me relevant. Il ne l’a pas fait exprès. Il jouait, c’est tout.

Jeremy se précipita vers moi et saisit ma main pour inspecter la morsure. Deux dents avaient transpercé la peau, laissant deux plaies minuscules d’où ne coulaient que quelques gouttes de sang.

— Il a à peine traversé la peau, dis-je. C’est juste un suçon. Vous voyez ?

Il s’écoula plusieurs minutes au cours desquelles Jeremy inspecta ma plaie. Puis j’entendis une grande agitation à la porte. Je levai les yeux, m’attendant à ce qu’il s’agisse du chien. Mais ce fut Clay qui entra. Je ne voyais pas son expression. Jeremy, placé entre nous, me bouchait la vue.

— Le chien m’a mordue, dis-je. Rien de méchant.

Jeremy se tourna vers Clay.

— Sors d’ici, dit-il d’une voix si basse que je l’entendis à peine.

Clay resta figé dans l’entrée.

— Sors d’ici ! cria Jeremy.

— Ce n’est pas sa faute à lui, dis-je. Il a peut-être laissé entrer le chien, mais…

Je m’interrompis. Ma main commençait à brûler. Les plaies jumelles avaient viré au rouge vif. Je secouai vivement la main et regardai Jeremy.

— Je ferais mieux d’aller la nettoyer, dis-je. Vous avez de la Bactine ou un équivalent ?

Quand je m’avançai, mes jambes cédèrent. La dernière chose que je vis fut Clay et Jeremy qui se penchaient pour me retenir. Puis tout devint noir.

 

Après ma morsure, je ne repris conscience qu’au bout de deux jours, même si je crus sur le moment qu’il ne s’était écoulé que quelques heures. Je m’éveillai dans l’une des chambres d’amis, celle qui deviendrait plus tard la mienne. Ouvrir les yeux me demanda le plus gros effort. Mes paupières étaient brûlantes et gonflées. Ma gorge me faisait mal, tout comme mes oreilles et ma tête. Merde, même mes dents. Je clignai des yeux plusieurs fois. La pièce se mit à tanguer, puis devint plus nette. Jeremy était assis dans un fauteuil près de mon lit. Je levai la tête. Explosion de douleur derrière mes yeux. Je la laissai retomber sur l’oreiller avec un gémissement. J’entendis Jeremy se lever, puis le vis me regarder.

— Où est Clay ? demandai-je.

Ça ressemblait plutôt à « wéééklééé », comme si je parlais avec de la guimauve plein la bouche.

J’avalai ma salive en grimaçant de douleur.

— Où est Clay ?

— Vous êtes malade, dit Jeremy.

— Ah bon ? Je ne m’en étais pas rendu compte.

Cette repartie me coûta cher. Je dus fermer les yeux et avaler de nouveau ma salive avant de continuer.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Il vous a mordue.

Je revis aussitôt défiler la scène. Je sentais à présent des élancements dans ma main. Je m’efforçai de la soulever. Les deux piqûres avaient enflé jusqu’à la taille d’œufs de rouge-gorge. Elles dégageaient de la chaleur. Aucun signe de pus ni d’infection, mais quelque chose allait manifestement de travers. Une bouffée de peur m’envahit. Le chien était-il enragé ? Quels étaient les symptômes de la rage ? Que pouvait-on attraper d’autre suite à une morsure de chien ? La maladie de Carré ?

— L’hôpital, dis-je d’une voix rauque. Il faut que j’aille l’hôpital.

— Buvez ça.

Un verre apparut. Son contenu ressemblait à de l’eau. Jeremy glissa la main sous ma nuque et me souleva la tête pour m’aider à boire. Je m’écartai brusquement, heurtai le verre du menton et le renversai sur le lit. Jeremy jura et retira le dessus-de-lit trempé.

— Où est Clay ?

— Il faut que vous buviez, dit-il.

Il tira un nouveau dessus-de-lit posé au pied du lit, le secoua pour le déplier puis m’en recouvrit. Je me tortillai pour m’en dégager.

— Où est Clay ?

— Il vous a mordue.

— Je le sais bien, que ce sale clebs m’a mordue. (Je m’écartai lorsque Jeremy posa la main sur mon front.) Répondez-moi. Où est Clay ?

— Il vous a mordue. Clay vous a mordue.

Je cessai de me débattre et clignai des yeux. Je crus avoir mal entendu.

— Clay m’a mordue ? répétai-je lentement.

Jeremy ne me corrigea pas. Il resta planté là, les yeux baissés vers moi.

— C’est le chien qui m’a mordue, dis-je.

— Ce n’était pas un chien. C’était Clay. Il… il avait changé de forme.

— Changé de forme ? répétai-je.

Je regardai fixement Jeremy, puis me tortillai pour tenter de me lever. Il m’attrapa par les épaules et m’immobilisa. La panique s’enflamma en moi. Je luttai avec davantage de force que je ne pensais en posséder, battant l’air des pieds et des poings. Il me cloua au lit avec aussi peu d’efforts que si j’étais une gamine de deux ans.

— Arrêtez, Elena.

Mon nom sonnait faux dans sa bouche, comme un mot étranger.

— Où est Clay ? criai-je, ignorant la douleur qui me brûlait la gorge. Où est Clay ?

— Il est parti. Je l’y ai obligé après qu’il… vous a mordue.

Jeremy m’agrippa les deux bras et les maintint en place, m’immobilisant de manière à m’empêcher totalement de bouger. Il inspira puis reprit :

— C’est un… (Il hésita, puis secoua la tête.) Je n’ai pas besoin de vous dire ce qu’il est, Elena. Vous l’avez vu changer de forme. Vous l’avez vu devenir un loup.

— Non ! m’écriai-je en essayant de lui balancer un coup de pied, mais je ne fis que l’agiter dans le vide. Vous êtes taré, putain, complètement taré. J’ai vu un chien. Laissez-moi partir ! Clay !

— Il vous a mordue, Elena. Ce qui signifie… que vous êtes maintenant comme lui. Vous êtes en train de devenir la même chose. C’est pour ça que vous êtes malade. Vous devez me laisser vous aider.

Je fermai les yeux et hurlai, noyant ses paroles. Où était Clay ? Pourquoi m’avait-il laissée avec ce cinglé ? Pourquoi m’avait-il abandonnée ? Il m’aimait. J’en avais la certitude.

— Je sais que vous ne me croyez pas, Elena. Mais regardez-moi. Regardez simplement.

Je plaquai ma tête de côté afin de ne pas le regarder. Je ne voyais que son bras qui maintenait le mien contre le lit. Au bout de quelques instants, son avant-bras sembla miroiter et se contracter. Je secouai vivement la tête et sentis la douleur ricocher à l’intérieur comme un charbon ardent. Ma vision se brouilla, puis s’éclaircit. Le bras de Jeremy se convulsa, son poignet s’affina, sa main se tordit et se déforma. Je voulus fermer les yeux, mais en vain. J’étais clouée sur place par ce spectacle. Les poils noirs s’épaissirent sur ses bras. D’autres poussèrent, sortirent de sa peau et s’allongèrent à vue d’œil. La pression de ses doigts se détendit. Une patte noire reposait sur mon bras. Je fermai les yeux et me mis à hurler jusqu’à ce que le monde devienne tout noir.

Il me fallut plus d’un an pour absorber pleinement ce que j’étais devenue, comprendre que ce n’était ni un cauchemar ni une illusion, que ça ne prendrait jamais fin, qu’il n’existait aucun remède. Jeremy laissa revenir Clay dix-huit mois plus tard, mais rien entre nous ne serait jamais plus comme avant. Impossible. Certaines choses sont impardonnables.

 

Je m’éveillai quelques heures après et sentis les bras de Clay autour de moi, mon dos appuyé contre lui. Une vague de paix me berça lentement. Puis je m’éveillai en sursaut. Les bras de Clay autour de moi. Mon dos appuyé contre lui. Allongés ensemble dans l’herbe. Oh, merde.

Je m’extirpai de son étreinte sans le réveiller, puis sortis de la clairière et regagnai précipitamment la maison. Jeremy se trouvait à l’arrière, en train de lire le New York Times aux premiers rayons de l’aube. Je m’arrêtai quand je l’aperçus, mais il était trop tard. Il m’avait vue. Oui, j’étais nue, mais ce n’était pas pour ça que j’aurais préféré l’éviter. Des années au sein de la Meute m’avaient dépouillée de toute pudeur, sans mauvais jeu de mots. Lorsqu’on courait, on terminait souvent nus et loin de nos habits. C’était déconcertant, au début, de se réveiller d’un somme après la course pour se retrouver étendu dans une grotte à côté de trois ou quatre types à poil. Déconcertant, mais pas franchement déplaisant, compte tenu du fait qu’ils étaient tous des loups-garous, donc en excellente forme physique, et pas désagréables à regarder au naturel. Enfin je digresse. Ce que je veux dire, c’est que Jeremy me voyait nue depuis des années. Quand je sortis du couvert des arbres, il ne remarqua même pas l’absence de vêtements.

Il replia son journal, se leva de sa chaise longue et attendit. Levant le menton, je me dirigeai vers l’entrée. Il allait sentir l’odeur de Clay sur moi. Aucun moyen d’y échapper.

— Je suis fatiguée, dis-je en essayant de le dépasser vite. La nuit a été longue. Je retourne au lit.

— J’aimerais bien savoir ce que vous avez découvert hier soir.

Il parlait d’une voix douce. C’était une question, pas un ordre. Il m’aurait été plus facile d’ignorer un ordre direct. L’idée d’aller me coucher, de me retrouver seule avec mes pensées, me parut soudain insoutenable. Jeremy m’offrait une distraction. Je décidai de l’accepter. Je m’affalai dans un fauteuil et lui racontai toute l’histoire. D’accord, pas dans son intégralité, mais je lui parlai de la découverte de l’appartement du cabot, en laissant de côté l’épisode des gamins dans la ruelle et en excluant strictement tout ce qui s’était passé après notre retour. Jeremy m’écouta sans faire de commentaires. Alors que je terminais, j’aperçus un mouvement dans la cour. Clay sortit de la forêt à grands pas, les épaules raides, ses lèvres pincées formant une ligne bien droite.

— Rentre, dit Jeremy. Va dormir. Je m’occupe de lui.

Je me réfugiai dans la maison.

De retour dans ma chambre, je pris mon téléphone portable dans mon sac et appelai Toronto. Si je n’avais pas appelé Philip, ce n’était pas parce que j’éprouvais de la culpabilité, mais au contraire parce que je n’en éprouvais aucune alors que j’aurais dû. Est-ce que ça se tient ? Sans doute que non.

Si j’avais couché avec tout autre homme que Clay, je me serais sentie coupable. D’un autre côté, les chances que je trompe Philip avec qui que ce soit d’autre étaient tellement infimes que ça ne voulait rien dire. J’étais fidèle de nature, que ça me plaise ou non. Mais ce qui se passait entre Clay et moi était si ancien, si complexe, que coucher avec lui n’avait rien de comparable aux relations sexuelles normales. Ça revenait à céder à quelque chose que j’éprouvais si profondément que toute la colère, la douleur, la haine du monde n’auraient pas pu m’empêcher de revenir vers lui. Ma nature de loup-garou, ma présence à Stonehaven et la compagnie de Clay se mêlaient si étroitement que je ne pouvais les dissocier. Céder à l’un signifiait céder à tous les autres. En me donnant à lui, ce n’était pas Philip que je trahissais, mais moi-même. Ce qui me terrifia. Assise dans mon lit, serrant mon téléphone d’une main, je me sentis déraper. La barrière entre mes deux mondes se solidifiait et je me retrouvais piégée du mauvais côté.

Je restai assise là, fixant mon téléphone, cherchant à décider qui appeler, quel contact de ma vie humaine avait le pouvoir de me tirer en arrière. L’espace d’une seconde, j’envisageai d’appeler Anne ou Diane. Je chassai aussitôt cette idée, puis me demandai pourquoi je l’avais seulement envisagée. Si parler à Philip ne m’aidait pas, quel serait l’intérêt d’appeler sa mère ou sa sœur ? Je jouai un moment avec cette idée, mais elle avait quelque chose d’effrayant qui me fit renoncer. Après une courte pause, mes doigts trouvèrent tout seuls les touches. Lorsque la sonnerie retentit, je me demandai, hébétée, qui j’avais appelé. Puis la messagerie vocale se déclencha. « Bonjour, vous êtes bien sur le poste d’Elena Michaels de Focus Toronto. Je ne suis pas au bureau actuellement, mais laissez-moi votre nom et votre numéro après le signal sonore et je vous rappellerai dès que possible. » Je raccrochai, tirai les couvertures, me réfugiai dans mon lit, puis tendis la main vers mon téléphone et appuyai sur la touche bis.

Au quatrième appel, je m’endormis.

Il était presque midi quand je m’éveillai. Tandis que je m’habillais, des pas dans le couloir m’arrêtèrent net.

— Elena ?

Clay secoua la poignée de la porte. Celle-ci était verrouillée. Le seul verrou de la maison que Clay n’osait pas briser.

— Je t’ai entendue te lever, dit-il. Laisse-moi entrer. Je veux te parler.

Je finis d’enfiler mon jean.

— Elena ? Allez ! (La porte s’ébranla de plus belle.) Laisse-moi entrer. Il faut qu’on parle.

Je tirai mes cheveux en arrière et les attachai derrière ma nuque à l’aide d’une pince. Puis je traversai la pièce, ouvris la fenêtre et enjambai le rebord, heurtant le sol au-dessous avec un bruit sourd. Des ondes de choc me remontèrent dans les mollets, mais je n’avais pas mal. Un loup-garou ne risquait rien à sauter de deux étages.

Au-dessus de moi, Clay cognait à ma porte. Je contournai la maison pour rejoindre la façade. En entrant, je croisai Jeremy et Antonio. Jeremy s’arrêta et leva un sourcil.

— Les escaliers, ce n’est plus un défi assez stimulant ? demanda-t-il.

Antonio éclata de rire.

— Ça n’a rien à voir avec le défi, Jer. Je dirais que c’est le grand méchant loup qui gratte et souffle à sa porte, là-haut.

Il se pencha pour crier vers le haut des escaliers :

— Tu peux arrêter de faire trembler la maison, Clayton. Tu es battu. Elle est en bas.

Jeremy secoua la tête et me conduisit vers la cuisine.

Lorsque Clay descendit, je prenais mon petit déjeuner. Jeremy lui désigna une chaise à l’autre bout de la table. Il obéit en grommelant. Nick et Peter arrivèrent peu après et l’agitation qui s’ensuivit lors du petit déjeuner me permit d’ignorer Clay. Quand on eut fini de manger, je racontai aux autres ce que nous avions trouvé la veille. Pendant que je parlais, Jeremy feuilletait les journaux. J’étais en train de conclure quand il reposa son journal et me regarda.

— C’est vraiment tout ? demanda-t-il.

Une nuance contenue dans sa voix me mettait au défi de répondre que oui. J’hésitai, puis hochai la tête.

— Tu en es vraiment sûre ? demanda-t-il.

— Heu… Oui. Je crois.

Il replia le journal en prenant tout son temps, le plus bruyamment possible, puis le posa devant moi. Première page du Bear Valley Post. Premier gros titre. DES CHIENS SAUVAGES APERÇUS EN VILLE.

— Ah, dis-je. Oups.

Jeremy émit un bruit de gorge qu’on aurait pu interpréter comme un grondement. Je parcourus l’article. Les deux gamins que nous avions vus dans l’allée avaient réveillé leurs parents pour leur raconter cette histoire, et les parents, à leur tour, avaient réveillé le rédacteur en chef du journal. Les gamins déclaraient avoir vu les tueurs. Deux chiens énormes, ou peut-être trois, qui ressemblaient à des chiens de berger et rôdaient au cœur même de la ville.

— Trois, dit Jeremy d’une voix basse. Vous trois. Ensemble.

Peter et Antonio s’esquivèrent. Clay se tourna vers Nick et lui indiqua d’un geste du menton qu’il était lui aussi libre de partir. Personne ne le lui reprocherait. Jeremy savait distinguer les instigateurs des simples suiveurs. Nick secoua la tête et ne bougea pas. Il allait accepter sa part de responsabilité.

— On revenait de l’appartement du cabot, commençai-je. Les gamins sont entrés dans la ruelle. Et ils m’ont vue.

— Elena n’avait pas assez de place pour se cacher, intervint Clay. L’un d’entre eux s’est emparé d’un tesson de bouteille. J’ai perdu la tête. Je leur ai sauté dessus. Elena m’en a empêché et on a pris la fuite. Il n’y a eu aucun dégât.

— Ah non, vraiment ? répondit Jeremy. Je vous avais dit de vous séparer.

— C’est ce qu’on a fait, répondis-je. Comme je te le disais, c’était après la découverte de l’appartement.

— Vous aviez consigne de reprendre forme humaine après l’avoir trouvé.

— Et ensuite ? On aurait rejoint la bagnole à poil ?

Un tic agita les lèvres de Jeremy. Suivit une pleine minute de silence. Puis Jeremy se leva, me fit signe de le suivre et quitta la pièce. Clay et Nick me regardèrent, mais je secouai la tête. C’était une invitation privée, même si j’aurais adoré la partager. Je suivis Jeremy hors de la maison.

Il me conduisit dans les bois en empruntant les sentiers de randonnée. On parcourut près de huit cents mètres avant qu’il dise quoi que ce soit. Et même alors, au lieu de se retourner, il continua simplement de marcher devant moi.

— Tu sais que nous sommes en danger, dit-il.

— On sait tous…

— Je ne suis pas sûr que tu en aies bien conscience. Tu es peut-être restée trop longtemps loin de la Meute, Elena. Ou tu crois peut-être que tout ça ne t’affecte pas parce que tu as déménagé à Toronto.

— Tu es en train de dire que je saboterais tout volontairement…

— Bien sûr que non. Je dis que tu as peut-être besoin qu’on te rappelle à quel point tout ça est important pour nous, quel que soit l’endroit où on habite. Les gens de Bear Valley cherchent un tueur, Elena. Et c’est un loup-garou. Comme nous tous. S’il est attrapé, combien de temps crois-tu qu’il se passera avant que la ville vienne frapper à notre porte ? S’ils capturent ce cabot vivant et comprennent sa nature, il va parler. Il ne se trouve pas à Bear Valley par accident. Tout cabot ayant un père sait que nous vivons dans le coin. Si celui-ci est découvert, il va conduire les autorités jusqu’ici, jusqu’à Clayton et moi, et, à travers nous, jusqu’au reste de la Meute, puis enfin à tous les loups-garous, y compris ceux qui essaient de nier tout lien avec la Meute.

— Tu crois que je ne m’en rends pas compte ?

— Je te faisais confiance pour donner l’exemple hier soir, Elena.

Aïe. Cette réplique me blessa. Plus que je ne voulais l’admettre. Je le cachai donc à ma manière habituelle.

— Alors c’est toi qui as commis une erreur, lançai-je. Je ne t’ai pas demandé ta confiance. Regarde ce qui s’est passé avec Carter. Tu m’avais fait confiance sur ce coup-là, non ? Chat échaudé…

— De mon point de vue, ta seule erreur dans l’affaire Carter a été de ne pas me consulter avant d’agir. Je sais que ça représente bien plus que ça pour toi, mais c’est justement pour cette raison que tu dois me contacter afin que je te donne des ordres. Je prends la responsabilité de la décision. De la mise à mort. Je sais que…

— Je n’ai pas envie d’en parler.

— Bien sûr.

On continua à avancer en silence. Je sentais les mots s’accumuler dans ma gorge, brûlant de les prononcer, de pouvoir parler de ce que j’avais fait et ressenti. Tandis que je marchais, une odeur atteignit mes narines et dissipa ces mots.

— Tu as senti ? demandai-je.

Jeremy soupira.

— Elena, si tu voulais bien…

— Là. Désolée. Je ne voulais pas t’interrompre, mais… (mon nez s’agita, reniflant l’odeur dans le vent)… cette odeur. Tu la sens ?

Les narines de Jeremy frémirent. Il renifla d’un air impatient, comme s’il s’attendait à ne rien sentir. Puis il cligna des yeux. Cette infime réaction me suffit. Il avait senti, lui aussi. Du sang. Du sang humain.

Morsure
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